dimanche 16 mars 2025

 

5. Bleu

 

     Au loin derrière les arbres, on voit le ciel se teinter légèrement de bleu. La journée sera lumineuse, les oiseaux battent déjà joyeusement des ailes.

Mais elle, Isabelle, d’où lui vient cette langueur inhabituelle, ce refus de se lever avec énergie comme elle le fait si bien chaque jour ? Oui bien sûr, il y a ce poids dans sa poitrine, ce besoin irrépressible de tousser. Elle a aboyé une bonne partie de la nuit, prémices d’une atteinte des bronches sans doute. Il faudra mettre la main sans tarder sur un sirop qui la libèrera de son oppression.

Mais, un médicament suffira-t-il à la soulager ? Pas sûr ! Il doit  y avoir autre chose… Elle réfléchit. Serait-ce une séquelle de ce malaise qu’elle a ressenti  dans son cabinet, il y a deux jours, en traitant un patient? Ce doit être ça, oui !  Elle était en train de masser consciencieusement la jambe de Waterkijn, quand ce grand malin l’a taquinée en lui suggérant - en lui imposant, même! - une balade à deux dans la forêt de Soignes ! Un peu cavalier de sa part tout de même ! Mais ce qui l’a fait réagir surtout, c’est l’endroit où il voulait l’emmener… Pas n’importe où ! A peu de chose près, à l’endroit où, il y a quelques années, elle a failli écraser un enfant. Un moutard inconscient du danger qu’il encourait et qui avait traversé la chaussée brusquement.

« Voilà, se conforte-t-elle en ramenant la couette sous son menton, c’est ça qui me reste encore toujours sur l’estomac! »…

Rassurée, elle se tourne sur le côté, ferme les yeux, et laisse ses pensées s’envoler, et remonter dans le temps… Loin, très loin. Jusqu’à l’école… Et là, une autre image se dessine, floue mais insistante...

Elle se revoit  en voyage scolaire, quelque part sur une route des Ardennes, vers Saint Hubert sans doute. Elle est assise au fond du car à côté d’Alice, sa copine, et elles papotent, elles rigolent à qui mieux mieux. Après avoir roulé quelque temps, l’autocariste ralentit, un petit plein d’essence semble devoir s’imposer. Question aussi de permettre à cette jeunesse de faire un break et d’aller se soulager aux toilettes. Alors n’est-ce pas, ça saute du car, ça se précipite vers l’épicerie de la pompe pour y grapiller une friandise, et même pour gambader un peu plus loin sous les sapins. Normal hein, à cet âge on aime bouger! Au bout d’un temps, l’institutrice bat le rappel, il faut regagner son siège maintenant! Mais Alice tarde, elle s’est aventurée un peu loin. Isabelle piétine, l’appelle, encore et encore, à grand renfort de gestes.

-Ah, la voilà, soupire-t-elle ! Allez, Alice ! Dépêche, on part !

La gamine accélère sa course, se précipite vers le car  mais sans se rendre compte qu’une voiture vient de démarrer et quitte son emplacement de parking à reculons. Trop tard ! C’est le choc, des cris, du sang, l’accident !

   Dans la tête d’Isabelle à présent, les images sont vives. Elle se souvient du sursaut qu’elle a eu sur le coup, avec sa respiration bloquée, le cœur qui va s’arrêter, un poids qui l’étouffe.

Ce même poids qu’elle mettra des mois à oublier. Cette même étreinte qui allait s’emparer d’elle plusieurs années plus tard lorsqu’un gamin étourdi venait se jeter devant les roues de sa voiture en forêt de Soignes…  Et ce poids encore qui l’a envahie cette semaine lorsque le beau Waterkijn lui a suggéré une balade non loin de là !

   Une idée neuve fait son chemin dans la tête d’Isabelle. Une idée ? Non, un sentiment obsessionnel : Et si c’était ça, tous ces heurts successifs, toutes ces émotions récurrentes au fil des années qui l’avaient braquée face aux enfants ? Aux jeunes enfants !

   Il est temps à présent de sortir du lit et de gagner la salle de bain.

Le miroir, lui, que dit-il ? Peu de choses. Il se contente de renvoyer le profil d’un visage un peu fiévreux mais rasséréné tout de même.

 

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6 commentaires:

Jan M. a dit…

Bonjour Micheline,
Bravo ! Un texte nerveux malgré l'apathie de ton héroïne !
Une répétitions d'événements semblables et traumatisants.
Le beau Waterkijn dont on ne connaît pas l'âge, serai-t-il le gamin renversé en Forêt de Soignes ?
Je me demande alors s'il n'est pas là pour se venger d'une manière ou d'une autre...
Je l'ai déjà dit, en plus de ton tact et de ton élégance habituels, il me semble que cette année, tu écris plus vivement avec des personnages plus ancrés dans leur réalité !
Re-bravo !
Bien amicalement,
Jan.

christian Vanderstraeten a dit…

Bonjour Micheline,

Isabelle est malade et sans énergie. Elle se remémore sa prime jeunesse, l’accident de sa copine Alice qui la ramène encore à l’accident de la Forêt de Soignes, à cet enfant qui s’est « jeté » devant sa voiture.

Tout comme Jan, j’imagine que Waterkijn, qui l’a invitée à une balade en forêt, est peut-être l’enfant étourdi qui réapparaît après quelques années pour se venger.

Vivement la suite de ce mystère. Il reste, quoi ? deux chapitres pour le résoudre.

Belle écriture vive et souple tout à la fois. Cordialement, Christian

Andrée D. a dit…

Bonjour Micheline,
Il y a du "happening" dans ce chapitre et un bout d'explication qui nous tient en haleine malgré tout. Comme Jan et Christian, je me demande si Waterkijn n'a pas un lien avec l'enfant qu'Isabelle a failli percuter. Mais je le verrais plutôt en papa ou oncle du gamin, sans doute traumatisé. Vengeance ou besoin de comprendre, de passer à autre chose...
Tu nous le diras.
Amicalement.
Andrée

José V. a dit…

Bravo Micheline,
Quel chapitre rondement mené qui, mêlant les époques, nous en dit beaucoup sur Isabelle !
L'analyse psychologique est remarquable.
Je me demande si les douleurs ressenties au réveil, bien qu'elles aient un lien avec le passé d'Isabelle (ce poids qu'elle a sur le cœur et ses angoisses informulées), ne seraient pas liées à une réelle affection (covid ou début de pneumonie).
Tu suscites le suspens. Et l'on se demande aussi ce qu'il en sera des relations avec Waterkijn qui n'a pas laissé Isabelle indifférente, c'est le moins qu'on puisse dire.
Vivement la suite.
Amitiés,
José

Atelier Windels a dit…

Bonjour Micheline,
Comme les autres lecteurs, je trouve que ce texte décrit très bien le mal être d'Isabelle.
L'excursion en car est particulièrement réaliste.
Je me demande aussi qui est ce mystérieux Waterkijn ?
Bien amicalement,
Michel.

Liliane a dit…

Bonjour Micheline,

Un texte qui expose habilement le malaise récurrent d’Isabelle au fil de souvenirs surgis à la faveur d’une mauvaise nuit. C’est à la fois très réaliste et surtout très efficace. Le lecteur découvre ce qui ne va pas en même temps que ton personnage. Le malaise n’est pas raconté mais partagé et les accidents sont revécus.
Ce texte marque une étape dans ta nouvelle.
Maintenant qu’Isabelle a pris conscience de l’origine de son malaise, elle va pouvoir avancer. Retrouver monsieur Waterkijn en balade ? Je ne serais pas surprise qu’elle s’avoue aussi qu’elle en a bien envie. Comme tes lecteurs je me pose des questions à propos de ce patient qui veut l’emmener sur les lieux d l’accident. Un hasard ou un indice que tu sèmes ?
Je suis d’accord avec Jan à propos de la nervosité de ton texte et du resserrement de l’action par rapport à tes productions antérieures. Nous sommes à deux chapitres de la fin et tu peux encore faire évoluer ton texte dans plusieurs directions, de la romance au psychologique, voire au thriller.
Dans ton sixième texte, sous le signe du gris, un personnage qui ne lui est pas proche aura une influence positive sur l’équilibre personnel d’Isabelle.
Bon travail,
Liliane

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