3. Rouge
Isabelle est
arrivée au boulot tôt ce matin et, jusque-là, tout s’est fort bien déroulé
: aucun oubli, aucune absence, la routine! Si ce n’est que, en fin de journée, elle accueillera un nouveau patient, un visage
et un corps neufs à découvrir.
Pour l’instant, elle en termine avec une Senior.
-Voilà, Madame, c’est fini pour aujourd’hui. Vous pouvez
vous relever… Attention, n’est-ce pas, doucement! Pas de tournis ?
S’ensuit alors un court moment pour se rhabiller et
régler le prix de la consultation, et Isabelle raccompagne la dame vers la
sortie.
-A la semaine prochaine, n’est-ce pas ?
La porte de la salle
d’attente est ouverte, le patient suivant s’est déjà levé, prêt à répondre à
l’invitation d’Isabelle à la suivre.
-Bonjour, Monsieur. Prenez place, je vous prie. C’est Monsieur ?...
Waterkijn, c’est bien ça ?
-C’est ça, Henri Waterkijn.
-Bien. Je vois que votre médecin vous a prescrit une
revalidation posturale. OK ! Alors, expliquez-moi, Monsieur Waterkijn, ce
qui ne va pas ? ?
-Eh bien, j’ai souvent mal au dos… Une tendance à me
tenir courbé… Et des élancements douloureux dans les muscles des cuisses et des
jambes…
-Je vois : déficit de mobilité. Que faites-vous de
vos journées pour en arriver là ? Quel est votre métier ?
-Journaliste. Presse écrite. Il m’arrive de bouger, bien
sûr, d’avoir des rendez-vous çà et là. Mais je fais aussi beaucoup de
télétravail. Je reste longtemps assis devant mon écran.
-Pas l’idéal évidemment. Mais nous allons remédier à ça. Approchez-vous….
Etendez-vous sur la table de travail.
L’homme hésite :
-Euh ?... Je me déshabille, tout de même ?
-Ah oui, bien sûr, bredouille-t-elle avec un sourire
confus.
Quelques instants plus tard, il réapparaît en débardeur
et caleçon. Grand, belle allure, même s’il a du mal à se tenir droit.
-Approchez-vous. Venez. Allongez-vous sur la table. Bien
à l’aise… Mains posées sur les à-plats… Je glisse un coussin dans le creux du
genou droit… Voilà ! Je vais me concentrer
sur votre jambe gauche. Détendez-vous… Mieux que ça !
Le travail commence. Les mains d’Isabelle, posées à plat,
se mettent à étirer lentement mais sûrement les muscles qu’elle sent rétifs.
Une pression lente qui agit en profondeur depuis l’aine jusqu’à la cheville.
L’homme, les yeux fixés au plafond, se concentre sur ses
sensations, non sans réprimer parfois une petite grimace. Et le voilà qui
subitement sursaute avec un petit cri.
-Quoi ? Ca fait mal ?
-Oui. Un peu…Pas grave, mais ce qui est curieux, c’est
que j’ai mal à l’autre jambe !
-Normal. Mystères du corps humain ! Les muscles sont
tendus mais en subtile corrélation!
Et les mains reprennent leur travail, une lente descente
le long de la jambe, ce membre d’homme, viril, légèrement velu. Qui semble la
troubler…. Pourquoi ?
Il s’agit d’un geste des plus commun! Ca lui arrive
régulièrement de soigner des mâles. Pourtant ce contact-ci l’attendrit, la
trouble. Pourquoi ?
Rapide coup d’œil au grand miroir mural. Elle rêve ou… ses
pommettes sont plus roses que d’habitude ?
Cet émoi, maîtrisé bien sûr, risque de durer durant les cinquante minutes à
traiter une jambe, et puis l’autre. Alors, pour meubler ce tête-à-tête obligé, elle se lance comme à son habitude
à de petits échanges courtois :
-Journaliste, dites-vous ?... Quel domaine ?...
Des vacances en vue ?... Vous faites du sport ?
La balle évidemment lui revient aussi sec :
-Oui, confesse-t-elle, je fais de la marche. Beaucoup… En
Ardennes… En France … Non, je n’ai pas d’enfant.
Echanges cordiaux, professionnels, quoi !
-Bien, je pense que nous allons en rester là pour
aujourd’hui. Vous pouvez vous redresser…. Doucement. Voilà ! Regardez-vous
maintenant, là dans le miroir… C’est mieux, non ?
-Ah, oui. Je me sens mieux. Je suis plus droit. Et je
n’ai plus mal.
En renvoyant l’image du profil, le grand miroir mural a
parlé, et l’un et l’autre peuvent se quitter rassurés.
Et le miroir du soir ?
Que va-t-il dire, lui, alors qu’Isabelle gagne maintenant
son lit ?
Que pense-t-il de
ce trouble inhabituel qui l’a habitée tout en travaillant ce matin ?
Rien.
Il reste muet.
A moins que… ?
Non. Ce ne sont que les rayons flamboyants du coucher de
soleil au dehors qui viennent l’effleurer.
708 Mots.
5 commentaires:
Bonjour Micheline,
Ah ah ! Isabelle est troublée par un nouveau patient !
Bravo pour la description du déroulement des séances de pratique. C'est du vécu, cela se sent clairement.
Le gosse de quatre ans reste-t-il dans un coin de son cerveau ou est-il passé aux oubliettes ?
Pourquoi ne le contacterait-elle pas ?
Amicalement,
Jan.
Bonjour Micheline,
Il est plaisant de voir Isabelle troublée par un inconnu. Son métier l'amène pourtant dans l'intime des personnes et elle en est habituée. Alors est-ce là la concrétisation d'un manque relationnel et sensuel qu'elle ressent sans encore le nommer ?
Ce trouble et cette attirance vont-ils se renouveler voire s'approfondir ?
Cela va-t-il chambouler la vie d'Isabelle ? Et si soudain Serge se manifestait ?
je suis curieux de lire la suite.
Amitiés,
José.
Bonjour Micheline,
C'est effectivement si bien décrit qu'on se croirait dans le cabinet d'Isabelle. Et pourquoi ne pourrait-elle pas être troublée par un de ses patients ? Lui fait-il penser à Serge ? Moi aussi, je me demande ce que devient le petit patient refusé. Et s'il avait un lien (de parenté lointaine, de proximité, de hasard...) avec le nouveau et troublant patient. Comme toujours tes personnages et leur situation sonnent juste, même évoqués avec la pudeur qui caractérise ta plume.
A bientôt pour la suite.
Amicalement.
Andrée
Bonjour Micheline,
Magnifique texte très bien écrit avec de discrètes pointes d'humour.
La séance décrite reflète bien le travail d'une kiné posturale.
Comme les autres lecteurs je souhaiterais avoir des nouvelles du petit garçon de quatre ans.
Je suppose qu'on apprendra bien vite la raison du trouble d'Isabelle...
Elle semble fascinée par les poils !
Serait-ce parce que cela lui rappelle son ex ?
La suite est attendue avec impatience.
Bien amicalement,
Michel.
Bonjour Micheline,
Un texte habilement construit qui passe de la description objective des activités de la kiné à une relation ambiguë avec une très subtile coloration érotique. On retrouve là l’élégance subtile de ton écriture. Et mine de rien tu glisses une nouvelle allusion à l’enfant. On sait maintenant que non seulement Isabelle n’aime pas soigner les enfants mais qu’elle n’en a pas … ou plus ?
Les commentaires de tes compagnons de route prouvent qu’au point où tu en es, tu ne peux plus te permettre de mettre la question de l’enfant au placard : elle est insensiblement devenue le support non encore élucidé de ta nouvelle.
Deux remarques précises.
« Qui semble la troubler » serait l’expression adéquate si le narrateur était un spectateur extérieur qui ne connaît du personnage que ce qu’il en voit mais ton texte est celui d’un narrateur omniscient, qui sait ce qu’elle éprouve, donc « Qui la trouble »
« Vous faites du sport ? » La question me semble peu logique dans la mesure où le patient souffre d’un déficit de mobilité et vient d’ailleurs de l’expliquer. Peut-être remplacer la question par un conseil genre :
« Vous devriez faire du sport. Vous n’en avez jamais fait ?
Cela permettrait au patient de répondre, par exemple de dire qu’il aimait marcher et tu aurais ainsi un lien plus personnel, ajoutant à l’ambiguïté de la relation.
Dans ton prochain texte qui sera vert un souvenir ranimé par hasard va venir compliquer la vie d’Isabelle
Bon travail,
Liliane
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