5. Bleu
Au loin
derrière les arbres, on voit le ciel se teinter légèrement de bleu. La journée
sera lumineuse, les oiseaux battent déjà joyeusement des ailes.
Mais elle, Isabelle, d’où lui vient cette langueur
inhabituelle, ce refus de se lever avec énergie comme elle le fait si bien
chaque jour ? Oui bien sûr, il y a ce poids dans sa poitrine, ce besoin
irrépressible de tousser. Elle a aboyé une bonne partie de la nuit, prémices
d’une atteinte des bronches sans doute. Il faudra mettre la main sans tarder
sur un sirop qui la libèrera de son oppression.
Mais, un médicament suffira-t-il à la soulager ? Pas
sûr ! Il doit y avoir autre chose… Elle
réfléchit. Serait-ce une séquelle de ce malaise qu’elle a ressenti dans son cabinet, il y a deux jours, en
traitant un patient? Ce doit être ça, oui ! Elle était en train de masser consciencieusement
la jambe de Waterkijn, quand ce grand malin l’a taquinée en lui suggérant - en
lui imposant, même! - une balade à deux dans la forêt de Soignes ! Un peu
cavalier de sa part tout de même ! Mais ce qui l’a fait réagir surtout,
c’est l’endroit où il voulait l’emmener… Pas n’importe où ! A peu de chose
près, à l’endroit où, il y a quelques années, elle a failli écraser un enfant.
Un moutard inconscient du danger qu’il encourait et qui avait traversé la
chaussée brusquement.
« Voilà, se conforte-t-elle en ramenant la couette
sous son menton, c’est ça qui me reste encore toujours sur l’estomac! »…
Rassurée, elle se tourne sur le côté, ferme les yeux, et
laisse ses pensées s’envoler, et remonter dans le temps… Loin, très loin. Jusqu’à
l’école… Et là, une autre image se dessine, floue mais insistante...
Elle se revoit en voyage scolaire, quelque part sur
une route des Ardennes, vers Saint Hubert sans doute. Elle est assise au fond
du car à côté d’Alice, sa copine, et elles papotent, elles rigolent à qui mieux
mieux. Après avoir roulé quelque temps, l’autocariste ralentit, un petit plein
d’essence semble devoir s’imposer. Question aussi de permettre à cette jeunesse
de faire un break et d’aller se soulager aux toilettes. Alors n’est-ce pas, ça
saute du car, ça se précipite vers l’épicerie de la pompe pour y grapiller une
friandise, et même pour gambader un peu plus loin sous les sapins. Normal hein,
à cet âge on aime bouger! Au bout d’un temps, l’institutrice bat le rappel, il
faut regagner son siège maintenant! Mais Alice tarde, elle s’est aventurée un
peu loin. Isabelle piétine, l’appelle, encore et encore, à grand renfort de gestes.
-Ah, la voilà, soupire-t-elle ! Allez, Alice !
Dépêche, on part !
La gamine accélère sa course, se précipite vers le car mais sans se rendre compte qu’une voiture
vient de démarrer et quitte son emplacement de parking à reculons. Trop tard !
C’est le choc, des cris, du sang, l’accident !
Dans la tête
d’Isabelle à présent, les images sont vives. Elle se souvient du sursaut
qu’elle a eu sur le coup, avec sa respiration bloquée, le cœur qui va
s’arrêter, un poids qui l’étouffe.
Ce même poids qu’elle mettra des mois à oublier. Cette
même étreinte qui allait s’emparer d’elle plusieurs années plus tard lorsqu’un
gamin étourdi venait se jeter devant les roues de sa voiture en forêt de
Soignes… Et ce poids encore qui l’a
envahie cette semaine lorsque le beau Waterkijn lui a suggéré une balade non
loin de là !
Une idée neuve fait
son chemin dans la tête d’Isabelle. Une idée ? Non, un sentiment
obsessionnel : Et si c’était ça, tous ces heurts successifs, toutes ces
émotions récurrentes au fil des années qui l’avaient braquée face aux enfants ?
Aux jeunes enfants !
Il est temps à
présent de sortir du lit et de gagner la salle de bain.
Le miroir, lui, que dit-il ? Peu de choses. Il se
contente de renvoyer le profil d’un visage un peu fiévreux mais rasséréné tout
de même.
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