samedi 25 janvier 2025

 

3. Rouge

 

     Isabelle est arrivée au boulot tôt ce matin et, jusque-là, tout s’est fort bien déroulé : aucun oubli, aucune absence, la routine! Si ce n’est que, en fin de journée,  elle accueillera un nouveau patient, un visage et un corps neufs à découvrir.

Pour l’instant, elle en termine avec une Senior.

-Voilà, Madame, c’est fini pour aujourd’hui. Vous pouvez vous relever… Attention, n’est-ce pas, doucement! Pas de tournis ?

S’ensuit alors un court moment pour se rhabiller et régler le prix de la consultation, et Isabelle raccompagne la dame vers la sortie.

-A la semaine prochaine, n’est-ce pas ?

   La porte de la salle d’attente est ouverte, le patient suivant s’est déjà levé, prêt à répondre à l’invitation d’Isabelle à la  suivre.

-Bonjour, Monsieur.  Prenez place, je vous prie. C’est Monsieur ?... Waterkijn, c’est bien ça ?

-C’est ça, Henri Waterkijn.

-Bien. Je vois que votre médecin vous a prescrit une revalidation posturale. OK ! Alors, expliquez-moi, Monsieur Waterkijn, ce qui ne va pas ? ?

-Eh bien, j’ai souvent mal au dos… Une tendance à me tenir courbé… Et des élancements douloureux dans les muscles des cuisses et des jambes…

-Je vois : déficit de mobilité. Que faites-vous de vos journées pour en arriver là ? Quel est votre métier ?

-Journaliste. Presse écrite. Il m’arrive de bouger, bien sûr, d’avoir des rendez-vous çà et là. Mais je fais aussi beaucoup de télétravail. Je reste longtemps assis devant mon écran.

-Pas l’idéal évidemment. Mais nous allons remédier à ça. Approchez-vous…. Etendez-vous sur la table de travail.

L’homme hésite :

-Euh ?... Je me déshabille, tout de même ?

-Ah oui, bien sûr, bredouille-t-elle avec un sourire confus.

Quelques instants plus tard, il réapparaît en débardeur et caleçon. Grand, belle allure, même s’il a du mal à se tenir droit.

-Approchez-vous. Venez. Allongez-vous sur la table. Bien à l’aise… Mains posées sur les à-plats… Je glisse un coussin dans le creux du genou droit…  Voilà ! Je vais me concentrer sur votre jambe gauche. Détendez-vous…  Mieux que ça !

Le travail commence. Les mains d’Isabelle, posées à plat, se mettent à étirer lentement mais sûrement les muscles qu’elle sent rétifs. Une pression lente qui agit en profondeur depuis l’aine jusqu’à la cheville.

L’homme, les yeux fixés au plafond, se concentre sur ses sensations, non sans réprimer parfois une petite grimace. Et le voilà qui subitement sursaute avec un petit cri.

-Quoi ? Ca fait mal ?

-Oui. Un peu…Pas grave, mais ce qui est curieux, c’est que j’ai mal à l’autre jambe !

-Normal. Mystères du corps humain ! Les muscles sont  tendus mais en subtile corrélation!

Et les mains reprennent leur travail, une lente descente le long de la jambe, ce membre d’homme, viril, légèrement velu. Qui semble la troubler…. Pourquoi ?

Il s’agit d’un geste des plus commun! Ca lui arrive régulièrement de soigner des mâles. Pourtant ce contact-ci l’attendrit, la trouble. Pourquoi ?

Rapide coup d’œil au grand miroir mural. Elle rêve ou… ses pommettes sont plus roses que d’habitude ?

Cet  émoi,  maîtrisé bien sûr,  risque de durer durant les cinquante minutes à traiter une jambe, et puis l’autre. Alors, pour meubler ce  tête-à-tête obligé, elle se lance comme à son habitude à de petits échanges courtois :

-Journaliste, dites-vous ?... Quel domaine ?... Des vacances en vue ?... Vous faites du sport ?  

La balle évidemment lui revient aussi sec :

-Oui, confesse-t-elle, je fais de la marche. Beaucoup… En Ardennes… En France … Non, je n’ai pas d’enfant.

Echanges cordiaux, professionnels, quoi !

-Bien, je pense que nous allons en rester là pour aujourd’hui. Vous pouvez vous redresser…. Doucement. Voilà ! Regardez-vous maintenant, là dans le miroir… C’est mieux, non ?

-Ah, oui. Je me sens mieux. Je suis plus droit. Et je n’ai plus mal.

En renvoyant l’image du profil, le grand miroir mural a parlé, et l’un et l’autre peuvent se quitter rassurés.

 

Et le miroir du soir ?

Que va-t-il dire, lui, alors qu’Isabelle gagne maintenant son lit ?

Que pense-t-il  de ce trouble inhabituel qui l’a habitée tout en travaillant ce matin ?

Rien.

Il reste muet.

A moins que… ?

Non. Ce ne sont que les rayons flamboyants du coucher de soleil au dehors qui viennent l’effleurer.

 

708 Mots.

samedi 4 janvier 2025

 

 2. Noir – Enfant

 

    Un jour n’est pas l’autre, le ciel est complètement bouché ce matin. Tant pis, se dit Isabelle, il faudra faire avec ! Elle rassemble donc toute son énergie pour entamer la journée avec optimisme. 

Mais peine arrivée à son cabinet, il faut déjà qu’elle téléphone à sa première patiente pour lui rappeler son rendez-vous ! Une date malheureusement oubliée mais qui coûtera malgré tout à l’étourdie le prix intégral de la prestation. Règlement oblige !

  Une heure plus tard, c’est un ouvrier manœuvre qu’elle se doit de manipuler, un homme aux pieds malheureusement malodorants. Il n’en peut rien, le pauvre, il vient de quitter son chantier en toute hâte. Il fond d'ailleurs en moultes excuses. Pas grave, ce n’est pas la première fois qu’Isabelle est confrontée à pareil désagrément. Il suffit de déplacer les bottines devant la fenêtre entrebâillée et de les exposer au courant d’air. Petits sourires et regards complices, l’atmosphère se détend. Mais enfin… !

   Plus tard encore, c’est un appel téléphonique inattendu qui vient perturber la concentration indispensable au travail de massage. Un coup de fil auquel elle ne répond pas tout de suite. Ce n’est qu’à son heure de pause qu’elle finit par prendre connaissance du contenu du message : une demande de soins pour un jeune enfant. Quatre ans !

L’humeur d’Isabelle s’assombrit aussi sec. Les soins pour enfants, non ! Elle décline ! Elle va refuser.

-Allo, Madame ?... Madame Dubois ? Isabelle Parmentier à, l’appareil… Vous m’avez laissé un mot sur mon téléphone tout à l’heure…mais, voyez-vous… je pense que je ne pourrai pas…

Ses premiers mots sont rapidement interrompus par des cris d’enfant, des pleurs et bruits de casse...

Petite interruption donc. S’ensuit alors un délicat échange pour faire comprendre à la maman que la discipline de stretching qu’elle pratique n’est pas adaptable aux troubles des enfants… Qu’elle s’est spécialisée dans une nouvelle approche de la pathologie musculaire squelettique … Bref… !

L’exercice est périlleux, mais à force d’arguments et de diplomatie elle réussit à convaincre son interlocutrice de consulter Internet ou...  - pourquoi pas? – de s'adresser à une jeune kiné fraîchement installée dans le quartier.

Ouf, elle s’en est bien tirée! Même si elle n’en est pas plus fière que ça. En tout cas, c'est sans trop de dommages. Et elle se sent confortée dans l'idée de demeurer fidèle sa décision : ne plus travailler, comme elle le faisait auparavant avec des petits bouts qui ne comprennent rien à ce qui leur arrive, qui gigotent sans arrêt, rigolent sans raison ou... pire ! qui se mettent à pleurer! Non, elle privilégie cette discipline qui fait appel autant à son savoir-faire personnel qu'à la maîtrise que le patient lui-même doit avoir de son corps.

Ce fut donc une journée comme il y en a souvent : assez dense.

En fin de soirée, comme à l'accoutumée après s'être rafraîchie, elle se tourne vers son miroir préféré pour le questionner.

Qu'en pense-t-il?

Mais le miroir reste muet.

Ah bon?

Il n'y a donc plus qu'à gagner le lit.

La nuit ne sera pourtant guère plus sereine...

Des rêves s'invitent. Nombreux. Des cauchemars, même!

Un visage s'impose. Celui d'un enfant.

Il s'approche, agrippe le bas de sa robe, ses lèvres s'entrouvrent...

-Dis, Madame, pourquoi tu ne veux pas de moi...?


   551 Mots                                                  - o 0 o -

    Miroir, mon beau miroir…   1             La mise en route du matin est un vrai rituel, pour Isabelle. Après avoir pris sa douc...