Miroir, mon beau
miroir…
1
La
mise en route du matin est un vrai rituel, pour Isabelle. Après avoir pris sa
douche, s’être brossé les dents et avoir donné vie à son regard avec quelques
coups de rimmel, elle se tourne vers son miroir préféré pour y cueillir son
approbation. Comme un coup d’envoi, en quelque sorte.
Tout va bien, elle peut y aller ! A la
cuisine en bas, elle s’enfile encore un petit café. Et même un deuxième! Puis
elle endosse une veste, prête à quitter la maison.
Le cabinet n’est pas loin, et les
consultations ne commencent qu’à dix heures. Elle est dans les temps.
Premier réflexe
en arrivant, coup d’œil circulaire pour vérifier l’état de propreté du local, et
pour repérer le nouveau grand miroir vertical dans lequel les patients pourront
désormais juger de l’état de leur profil
et des progrès qu’ils auront accomplis.
Ensuite – hygiène oblige! – elle se presse d’aérer la pièce.
La voici à présent assise à la petite table qui lui sert
de bureau où elle rassemble ses dossiers et accueille chaque patient.
La première personne qu’elle va traiter aujourd’hui
est une dame d’un certain âge qui se dit
accablée de douleurs dorsales. Une prescription du médecin sera vraisemblablement
plus explicite à ce sujet.
Un petit vent
frais la fait frissonner. Elle se lève et va fermer la fenêtre. Belle journée
en perspective ! Pourtant… Qu’est-ce qui l’empêche de se laisser gagner
par les bienfaits de cette belle lumière ambiante ? Tout va pour le mieux,
non ?
Oui. Enfin… il y a toujours cette ombre en
arrière-plan. Le départ de Serge ! Ce coup d’éclat qu’elle n’a pas vu
venir… Une usure du quotidien qu’elle s’est sans doute efforcé d’ignorer.
C’est pourtant lui qui était venu la chercher après une soirée chez des amis,
lui qui s’était obstiné avec des ruses de séduction délicate… Elle avait fini
par céder devant son assiduité, confondue par son charme ravageur. Mais
l’emballement n’avait duré qu’un temps, un autre désir s’était emparé d’elle :
l’envie de parfaire son métier en optant pour une nouvelle approche de la kinésithérapie,
la RPG, Revalidation Posturale Globale, une discipline infiniment plus fine et délicate.
Il avait fallu suivre à nouveau des cours en
Faculté, se prêter à des stages, en Belgique et à l’étranger. L’éloignement,
les absences avaient fini par avoir raison des liens qui les unissaient, Serge
et elle.
-Fais gaffe ! lui avait
soufflé Catherine, son amie. Tu disparais comme ça, en France et ailleurs,
pendant des jours et des jours. Mais, les hommes, tu sais… !
Et son homme, en effet, s’était
fatigué. Il l’avait quittée. Un grand vide s’était emparé d’elle. Moins vif, à
ce jour, mais présent malgré tout, même
devant un ciel bleu.
Elle sursaute. On vient de sonner
à la porte. Dix heures. Oui, c’est sa première patiente ! Vite elle
déclenche l’ouvre-porte, rajuste sa tenue.
-Bonjour, Madame ! Entrez,
je vous prie… Comment allez-vous ?
2.
Les jours se
suivent mais ne se ressemblent pas. Le ciel est complètement bouché ce matin. Pas
grave, se dit Isabelle, on fera avec ! Elle rassemble donc toute son
énergie pour entamer la journée avec optimisme.
Mais, à peine arrivée à son cabinet, il lui faut déjà
téléphoner à la patiente prévue pour lui rappeler son rendez-vous ! Une
date malheureusement oubliée mais qui coûtera malgré tout à l’étourdie le prix
intégral de la prestation. Règlement oblige !
Une heure plus
tard, c’est un ouvrier manœuvre qu’elle se doit de manipuler, un homme aux
pieds malodorants. Il n’en peut rien, le pauvre ! Il vient de quitter son
chantier en toute hâte et se confond d’ailleurs excuses. Pas grave, ce n’est
pas la première fois qu’elle est confrontée à pareil désagrément. Il suffit de
déplacer les bottines devant la fenêtre entrebâillée et de les exposer en plein
courant d’air. Petits sourires et regards complices, et l’atmosphère est détendue.
Plus tard encore, c’est un appel téléphonique inattendu qui
vient perturber la concentration obligée du travail de massage. Un coup de fil
auquel elle ne répond pas tout de suite. Ce n’est qu’à son heure de pause
qu’elle finit par prendre connaissance du message : une demande de soins
pour un jeune enfant. Quatre ans !
L’humeur d’Isabelle s’assombrit aussi sec. Les soins pour
enfants ? Non ! Elle décline! Elle va refuser.
-Allo, Madame ?... Madame Dubois ? Isabelle
Parmentier à l’appareil… Vous m’avez laissé un mot sur mon téléphone tout à
l’heure…mais, voyez-vous… je pense que je ne pourrai pas…
Ses premiers mots d’explication sont rapidement
interrompus par des cris d’enfant, des pleurs et bruits de casse...
Petite interruption donc. S’ensuit alors, quelques
minutes plus tard, un échange délicat pour faire comprendre à la maman que la
discipline de stretching qu’elle pratique n’est pas adaptable à des troubles d’enfants…
Qu’elle s’est spécialisée dans une nouvelle approche de la pathologie
musculaire squelettique … Bref… !
L’exercice est périlleux, mais à force de diplomatie et
d’arguments qu’elle juge irréfutables, elle finit par convaincre son
interlocutrice de faire des recherches sur Internet ou - pourquoi pas ? – de s’adresser directement
à la jeune kinésithérapeute fraîchement installée dans le quartier.
Ouf, elle s’en est bien tirée ! Même si elle n’en
est pas plus fière que ça. En tout cas, c’est sans trop de dommages. Et elle se
sent confortée dans l’idée de demeurer fidèle à sa décision : ne pas
travailler avec des petits bouts qui ne comprennent rien à ce qui leur arrive,
qui gigotent sans arrêt, qui rigolent sans raison ou, pire… qui se mettent à
pleurer ! Non, elle privilégie cette discipline qui fait appel autant à
son savoir-faire personnel qu’à cette maîtrise dont le patient lui-même doit
pouvoir faire preuve.
La journée se termine enfin, comme souvent, fatigante et
dense.
Et comme à l’accoutumée, après s’être démaquillée le soir,
elle se tourne vers son miroir pour le questionner.
Qu’en pense-t-il ?
Mais le miroir reste muet.
Ah, bon! Il n’y a donc plus qu’à gagner le lit.
La nuit pourtant ne sera guère plus sereine…
Des rêves s’invitent. Des cauchemars, même !
Un visage s’impose. Celui d’un enfant.
Il s’approche d’Isabelle, agrippe le bas de sa robe, ses
lèvres s’entr’ouvrent…
-Dis, Madame, pourquoi tu ne veux pas de moi… ?
3
Tout se déroule
fort bien aujourd’hui : aucun oubli, pas d’absences, la routine. A
noter tout de même : ce soir, elle accueillera un nouveau patient. Un
visage et un corps neufs à découvrir.
Pour l’instant, elle en termine avec une dame senior.
-Voilà, Madame, c’est fini pour aujourd’hui. Vous pouvez
vous relever. Ça va ? Pas de tournis ?
S’ensuit alors un court moment pour se rhabiller, régler
le prix de la consultation, et Isabelle reconduit la dame vers la sortie.
-A la semaine prochaine, n’est-ce pas ?
La porte de la salle d’attente est ouverte, le parient
suivant s’est déjà levé, prêt à répondre à l’invitation d’Isabelle à la suivre.
-Bonjour, Monsieur. Prenez place, je vous prie… C’est
Monsieur ?... Waterkijn, c’est bien ça ?
-C’est ça, Henri Waterkijn.
-Bien. Je vois que votre médecin vous a prescrit une
revalidation posturale. OK ! Mais, expliquez-moi au juste ce qui ne va
pas ?
-Eh bien, j’ai souvent mal au dos… Une tendance à me
tenir courbé… Et des élancements douloureux dans les muscles des cuisses et des
jambes.
-Je vois. Déficit de mobilité. Tension des ligaments. Que
faites-vous de vos journées pour en arriver là ? Quel est votre
métier ?
-Journaliste. Presse écrite. Il m’arrive de bouger bien
sûr, de me déplacer pour des interviews, çà et là. Mais je fais aussi beaucoup
de télétravail. Je reste longtemps assis devant mon écran.
-Pas l’idéal évidemment. Mais venez, approchez-vous, on
va remédier à ça. Etendez-vous sur la table de travail.
L’homme hésite.
-Euh… Je me déshabille tout de même ?
-Ah oui, bien sûr, bredouille-t-elle avec un sourire
confus.
Quelques instants plus tard, il réapparaît en débardeur
et boxer. Grand, belle allure, même s’il a du mal à se tenir droit.
-Venez. Allongez-vous sur la table… Bien à l’aise… Mains
posées sur les à-plats… Je glisse un petit coussin dans le creux du genou droit
mais je vais me concentrer sur votre jambe gauche. Détendez-vous… Mieux que
ça !
Le travail commence. Les mains d’Isabelle, posées à plat,
se mettent à étirer lentement mais sûrement les muscles qu’elle sent rétifs.
Une pression lente qui agit en profondeur depuis l’aine jusqu’à la cheville. .
L’homme, les yeux fixés au plafond, se concentre sur ses sensations, non sans
réprimer une petite grimace.
Et le voilà qui sursaute avec un petit cri.
-Quoi, ça fait mal ?
-Oui, un peu… C’est curieux, j’ai mal à l’autre jambe !
-Normal. Mystères du corps humain. Les muscles réagissent
en subtile corrélation.
Et les mains d’Isabelle reprennent leur travail en une
lente descente le long de la jambe, ce membre d’homme, viril, légèrement velu. Un
toucher qui la trouble, semble-t-il. Pourquoi ? Souvenir de ces moments
d’intimité avec Serge qu’elle ne partage plus?
Elle jette un rapide coup d’œil au grand miroir mural.
Elle rêve ou… ? Ses pommettes sont plus roses que d’habitude.
Cet émoi, maîtrisé bien sûr, mais risquant pourtant de se reproduire, elle se
lance dans un échange de mots courtois :
-Journaliste, dites-vous ?... Quel domaine ?
Des vacances en vue ?... Vous faites du sport ?...
La balle lui revient aussitôt :
-Oui, répond-t-elle, je fais de la marche… Beaucoup. En
Ardennes… En France aussi … Non, je n’ai pas d’enfant.
Echanges cordiaux, professionnels, quoi !
-Bon, eh bien, je pense que nous allons en rester là pour
aujourd’hui. Vous pouvez vous redresser… Doucement. Voilà ! Regardez-vous
maintenant, là, dans le miroir. C’est mieux, non ?
-Ah, oui ! Et je me sens mieux. Et je me tiens plus
droit.
En renvoyant l’image du profil, le grand miroir a acquiescé.
Ils peuvent se quitter rassurés.
Et le miroir du soir ?
Que va-t-il dire, lui, alors qu’Isabelle gagne son lit à
présent ?
Que pense-t-il de ce trouble inhabituel qui l’a habitée en
palpant les membres dénudés d’un bel homme ce matin ?
Rien.
Muet.
A moins que… ?
Non ce ne sont que les rayons flamboyants du coucher de
soleil qui viennent l’effleurer.
4.
Belle journée,
constate Isabelle en traversant le jardinet devant sa porte d’entrée.
Elle se penche et… pas vrai ? Les deux petits hortensias le long du chemin
sont déjà en train de bourgeonner! Il va falloir être attentive à toute cette
verdure censée embellir l’accueil de sa maison.
Aussi, lorsqu’elle arrive au cabinet, elle s’oblige à
jeter un coup d’œil rapide dans la salle d’attente. La plante verte aussi, là,
dans le coin, elle fait grise mine! Il va falloir l’arroser plus régulièrement,
et lui changer son terreau, un de ces jours !
Sinon, la journée
suit son cours habituel, entre patients aux problèmes de santé variés et
personnalités plus ou moins attachantes.
Le moment qu’elle préfère est celui qu’elle partage depuis
peu avec ce journaliste avec lequel elle peut avoir des échanges intéressants,
des propos à bâtons rompus, et parfois des questions personnelles.
-Il fait meilleur aujourd’hui, entame-t-elle en
l’invitant à s’allonger sur la table de
travail.
-Oui, il y a de la lumière. On a davantage le cœur à
l’ouvrage…
-C’est vrai. Pour faire quoi, par exemple ?
Qu’est-ce qui vous occupe en journée, si je ne suis pas indiscrète ?
-Oh, des tas de choses, des articles à écrire… des
recherches à effectuer pour étayer les critiques à fournir au journal.
-Des critiques ? Quel genre? renchérit-elle tout en
glissant un coussinet au creux du genou.
-Des compte-rendu de romans… Il y a beaucoup de boulot
par moments…En automne par exemple, lorsque sont décernés tous les prix , Nobel,
et autres… En ce moment je planche sur
Boxho. Vous savez, cet auteur belge qui fait une sortie fracassante.
-Oui, j’en ai entendu parler. Un médecin légiste, c’est
ça ?
-Oui, gros succès de librairie !
-Il paraît, oui.
-Et vous, quels sont vos livres préférés…?
-Je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps pour lire.
Je penche davantage pour le cinéma. J’ai vu « Le Comte de Monte
Christo » récemment. J’ai beaucoup aimé. Et vous, vous avez vu ?-
-Oui, oui, très bien. L’acteur principal est remarquable.
Même si le film n’est pas fidèle à la vérité historique. Mais bon, pas grave.
-Et sinon, vous, question mobilité ? Où en êtes-vous ?
enchaîne-t-elle en s’attelant à un massage en profondeur.
-Quelle mobilité? De quoi voulez-vous parler ?
-Vous vous êtes procuré un pédalier, comme je vous
l’avais conseillé ?
-Quoi, vous revenez avec ce pensum, cette punition ?
Non mais, vous me voyez pédaler dans le vide ?
-Oui, pourquoi pas ? Pour joindre l’utile à
l’agréable… Il est tout à fait possible de lire et même d’écrire tout en
pédalant. Ce serait tout bénéfice pour vos muscles, croyez-moi!
-Ah non, s’insurge-t-il, je préfère sortir, me promener
dehors !
-Oui, bien sûr mais…
-Promenade, vous dites ? Eh bien, je vous prends au
mot ! Je vous invite… Que dis-je, je vous inflige une promenade de santé…
avec moi !
-Quoi, avec vous?
-Oui ! Tenez, je vous suggère une balade.
-Vous croyez que j’en ai le temps ?
-Mais oui ! Pas loin d’ici ! Le long de la
Drève de Lorraine, par exemple, j’ai repéré un chouette petit chemin de
traverse…
Drève de Lorraine ?
Les doigts le long de la cuisse se sont soudain crispés,
l’homme sursaute avec un grincement de dents. Une vision d’effroi vient de
traverser l’esprit d’Isabelle.
Une image a surgi. Elle se revoit au volant de sa
voiture, il y a quelques mois, en route vers Waterloo. Tout va bien, cool… lorsque
de manière totalement imprévisible un enfant quitte la piste cyclable et
déboule à vélo en travers de la chaussée. Coup de frein brutal, crissements de
pneus, hurlements, sueurs… !
Plus de peur que de mal, heureusement. Si ce n’est que le
vélo est tordu, le moutard a des
bosses, des égratignures, et
qu’il pleurniche, submergé de remontrances et de tendres câlins de la mami qui l’accompagnait.
Drève de Lorraine ? Non, vraiment, la forêt de
Soignes est suffisamment vaste pour ne pas aller se balader dans ce
coin-là !
La séance avec Waterkijn s’achève, sans tarder cette
fois, avec échange de sourires sceptiques.
-A la semaine prochaine, Monsieur Waterkijn !
Et le miroir, ce soir, qu’en pense-t-il?
Que dit-il ?
Rien.
Mais, qui ne dit mot consent, n’est-ce pas ?
5.
Au loin
derrière les arbres, on voit le ciel se teinter légèrement de bleu. Beau
dimanche en perspective, les oiseaux battent déjà joyeusement des ailes !
Mais elle, Isabelle, d’où lui vient cette langueur
inhabituelle, ce refus de se lever avec énergie comme elle le fait si bien d’habitude?
Oui bien sûr, il y a ce poids dans sa poitrine, ce besoin irrépressible de
tousser. Elle a aboyé une bonne partie de la nuit, prémices d’une atteinte des
bronches sans doute. Il faudra recourir sans tarder à un sirop qui la libèrera
de son oppression.
Mais, un médicament suffira-t-il à la soulager ? Pas
sûr ! Il doit y avoir autre chose… Soupir !
Une présence d’homme lui manque bien sûr
toujours, celle de Serge. Ou bien, serait-ce une séquelle de ce trouble qu’elle
a ressenti dans son cabinet, il y a deux
jours, en traitant son patient? Ce doit
être ça, oui ! Elle était en train
de masser consciencieusement la jambe de Waterkijn, quand ce beau grand l’a
taquinée en lui suggérant - en lui imposant, même - une balade à deux dans la
forêt de Soignes ! Flatteur de sa part, mais un peu hardi tout de même ! Ce qui l’a fait réagir
surtout, c’est l’endroit où il disait vouloir l’emmener… Pas n’importe
où ! A peu de choses près, à l’endroit où, il y a quelques mois, elle a
failli écraser un enfant. Un moutard inconscient du danger qu’il encourait et
qui a traversé la chaussée brusquement.
« Voilà, se conforte-t-elle en ramenant résolument la
couette sous son menton, c’est ça qui me reste encore toujours sur
l’estomac! »…
Rassurée, elle se tourne sur le côté, ferme les yeux, et
laisse ses pensées s’envoler, remonter dans le temps… Loin, très loin. Jusqu’au
temps d’école… Et là, une autre image se dessine, floue mais insistante...
Elle se revoit en voyage scolaire, quelque part sur
une route des Ardennes, vers Saint Hubert sans doute. Elle est assise au fond
du car à côté d’Alice, sa copine. Elles papotent, elles rigolent à qui mieux
mieux. Après avoir roulé quelque temps, l’autocariste ralentit, un petit plein
d’essence semble devoir s’imposer. Question aussi de permettre à cette jeunesse
de faire un break et d’aller se soulager aux toilettes. Alors n’est-ce pas, ça
saute du car, ça se précipite vers l’épicerie de la pompe pour y grapiller une
friandise, et même pour gambader un peu plus loin sous les sapins. Normal hein,
à cet âge on aime bouger! Au bout d’un temps, l’institutrice bat le rappel, il s’agit
de regagner son siège maintenant! Mais Alice tarde, elle s’est aventurée un peu
loin. Isabelle piétine, l’appelle, encore et encore, à grand renfort de gestes.
-Ah, la voilà, soupire-t-elle ! Allez, Alice !
Dépêche, on part !
La gamine accélère sa course, se précipite vers le
car mais sans se rendre compte qu’une
voiture vient de démarrer et quitte son emplacement de parking à reculons. Trop
tard ! C’est le choc, des cris, du sang, l’accident !
Isabelle s’émeut.
Dans sa tête à présent, les images sont vives. Elle se souvient du sursaut
qu’elle a eu sur le coup, avec sa respiration bloquée, le cœur qui va
s’arrêter, un poids qui l’étouffe.
Ce même poids qu’elle mettra longtemps à oublier. Cette
même étreinte qui s’est emparée d’elle, lorsqu’un gamin étourdi est venu se
jeter devant les roues de sa voiture en forêt de Soignes… Et ce poids qui l’a envahie cette semaine encore,
lorsque Waterkijn lui a suggéré une balade sur les mêmes lieux !
Une idée neuve
fait son chemin dans la tête d’Isabelle. Une idée ? Non, un sentiment
obsessionnel : Et si c’était ça, tous ces heurts, ces émotions récurrentes
au fil des années qui l’auraient braquée face aux enfants ? Jeunes enfants.
L’heure tourne.
Il est temps de sortir du lit maintenant et de gagner la salle de bain.
Le miroir, lui, est-ce qu’il comprend tous ces souvenirs?
Il compatit ?
Non, évidemment.
Egoïste ! Il se contente de lui renvoyer l’image d’un
visage fiévreux.
6.
Comme son cher
miroir ne cesse de lui renvoyer une mine défaite, Isabelle s’est résignée à
faire un saut à la pharmacie pour acheter du sirop pour la toux. Alors qu’elle
s’apprête à quitter la caisse, elle se ravise et rappelle la patronne :
-Euh, dites-moi… Pour apaiser le stress, soutenir
l’humeur, vous conseillez quoi ?
La pharmacienne se fend alors d’une énumération détaillée
de toutes les vitamines adéquates. Mais devant l’air dubitatif de la cliente,
elle finit par suggérer :
-Zafranax, peut-être... ? Ou alors, du Lysanxia.
Lysanxia s’est
avéré parfait ! Ses propriétés anxiolytiques ont eu un effet immédiat.
Trois petites gouttes sur la langue le matin et Isabelle se sent beaucoup
mieux. Il le faut absolument. Car c’est « Le » jour. Le jour de la
séance de Waterkijn !
Il est déjà là d’ailleurs, ponctuel, souriant, charmeur,
et prêt en boxer pour sa séance de revalidation.
-Comment allez-vous ? entame-t-elle en l’invitant à
prendre place sur la table de travail.
Mais, à peine s’est-il allongé, que l’homme frissonne.
-Ah, oui, le temps s’est fraîchi, confirme-t-elle.
Attendez, on va remédier à ça.
Petit clic sur un interrupteur, et la planche est
aussitôt parcourue d’un agréable flux de chaleur.
-Ah, c’est mieux ! Et rapide avec ça ! Merci.
Elle se prépare alors à le masser : un coussinet est
glissé au creux du genou droit, et ses mains prudentes mais fermes commencent à
manipuler les articulations et muscles de la jambe gauche.
-Et vous, comment allez-vous ? l’interroge-t-il à
brûle pourpoint.
-Très bien, merci.
-Vraiment bien ?
Si le ton de la question lui a paru légèrement appuyé,
elle renvoie néanmoins la balle avec un brin de hauteur.
-Oui, pourquoi ?
-Il m’a semblé que vous étiez un peu tendue l’autre jour.
La réplique est inattendue mais elle ne désarme
pas :
-Ah bon, qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
-Eh bien, vous avez réagi un peu brusquement lorsque je
vous ai parlé d’une balade.
Nouvelle échappatoire d’Isabelle :
-Vraiment ? Je ne vois pas de quoi vous parlez.
-Moi, je vois. Et je sais !
Le sourire satisfait qui vient de lui être décoché
n’empêche pas Isabelle de continuer à pétrir la jambe de son patient avec
sérénité.
-Je crois même savoir pourquoi vous êtes réticente à vous
aventurer en forêt.
-Ah oui, et pourquoi ? rétorque-t-elle avec une
pointe d’ironie cette fois, convaincue qu’il vaut mieux entrer dans le jeu
qu’il lui impose.
-Eh bien, figurez-vous que c’est mon voisin de palier -
un sacré petit étourdit, celui-là ! - qui a percuté votre voiture dans la
drève de Lorraine, il y a quelques mois. Le hasard fait parfois curieusement
les choses, j’ai été indirectement
témoin de l’événement. On en a assez bien parlé dans le bâtiment. Et,
voyez-vous, c’est un des locataires du bâtiment qui s’est proposé d’aider la
maman à remplir les papiers d’assurances. Si, croyez-moi, c’est ainsi que j’ai
beaucoup entendu parler - photos à l’appui ! - d’une certaine Parmentier,
kiné en l’occurrence, qui avait été bouleversée par ce qui venait de lui
arriver !
A l’écoute de ce qu’il vient de révéler, Isabelle s’est
redressée, massages en suspens, les yeux écarquillés.
-Le monde est petit n’est-ce pas ? conclut-il avec
un sourire triomphant.
Pas d’autre issue pour elle cette fois, que de rendre les
armes avec un sourire confus, complice.
Elle en sourit encore chez elle le soir.
Le monde est petit en effet, marmonne-t-elle.
Et toi, Waterkijn, t’es culotté ! Même si t’as de
belles jambes, tu sais !
7.
Quoi de neuf
ce matin, cher miroir ? questionne Isabelle.
Elle espère toujours qu’il lui racontera quelque chose,
comme il le faisait croit-elle, lorsqu’il était accroché au mur de sa maman.
Mais non, rien.
Si ce n’est
quelques rayons de soleil qu’il lui renvoie en même temps que l’image d’un
visage détendu.
Bah, oui ! Oubliés les émois provoqués par les
questions insistantes de Waterkijn !
Elle s’interroge surtout sur cette surprise qu’elle a eue
il y a quelques jours lorsqu’elle a découvert une jolie rose délicatement
accrochée, non pas à la porte de son cabinet, mais chez elle, à son domicile !
Sans signature, sans un mot. Une petite touche de lumière qui éclairait
l’entrée de sa maison. Une manière discrète de se manifester, de se rappeler à
son souvenir? Waterkijn ? Non, pas ça tout de même ! Pas lui !
Pas son genre.
La voici à
présent penchée sur son planning. Au programme : deux ou trois mamies en
mal de rhumatismes… une jeune fille handicapée après une mauvaise chute dans
l’escalier… une maman à soutenir après relevailles de maternité et, en fin de
journée… Ah oui, Waterkijn !
Clap de fin pour Monsieur, d’ailleurs !
L’après-midi
touche à sa fin et il arrive, tout sourire, prêt à se prêter aux soins
habituels.
-Tout va toujours bien, Monsieur Waterkijn ? Je vois
que vois que votre silhouette est impeccable.
-Oui, oui, ricane-t-il. J’ai retrouvé… non pas ma
jeunesse, mais ma mobilité d’antan ! Plus jamais de raideurs dans le
dos !
-Parfait. C’était le but, n’est-ce pas ?
-Of course !
-Ok. Vous savez que c’est votre dernière séance
aujourd’hui ?
-Ah bon ?
-Oui. Nous sommes arrivés au terme de ce qui a été
prescrit par votre médecin.
-Déjà ! Je ne me rendais pas compte…
Décontenancé mais docile, il s’allonge alors sur la table
de travail. Sans défense somme toute, avec pour seule échappatoire son regard
qui file vers le plafond.
Le travail commence. Isabelle se penche vers lui, vers ce
beau corps à moitié dénudé, pour y apposer ses mains expertes et pudiquement
fouisseuses.
Et comme de coutume, pour alléger l’ambiance, elle lance
une première perche :
-Bientôt les vacances, n’est-ce pas ? Vous avez des
projets ?
-Euh… Oui, mais pas encore bien précis… Donc, vous dites
que c’est notre dernière séance ?
-En effet.
Il s’est raidi.
-Eh, attention! Laissez-vous aller ! Pas de
crispation, là, dans la cuisse…
Le geste est inattendu. Il s’est subitement relevé, le
bras tendu pour saisir la main d’Isabelle en la fixant du regard.
L’échange est intense et troublant. Mais elle ne bouge
pas.
Non, pas ça ! Pas ce genre de familiarités. Pas de
tentative de séduction en plein travail, même si cette manière de faire est
chose très courante dans le métier.
Elle décide alors de conclure.
-Voilà, je pense que nous allons en rester là, Monsieur
Waterkijn.
-Vous croyez ? Et si je me casse une jambe ?
appui-t-il, narquois.
-Ce serait avec plaisir, s’esquive-t-elle, mais les
fractures, ça ne correspond pas vraiment à mes compétences.
-Que puis-je vous proposer alors ? Une promenade?…
Ah non, pas votre truc, ça ! Quoi d’autre ? Un drink au café du
coin ?
Elle se fend alors d’un large sourire.
-Tenez, Monsieur Waterkijn, voici les documents pour
votre mutuelle. Et surtout, prenez soin de vous !
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