samedi 24 mai 2025

 

 

Miroir, mon beau miroir…

 

1

 

        La mise en route du matin est un vrai rituel, pour Isabelle. Après avoir pris sa douche, s’être brossé les dents et avoir donné vie à son regard avec quelques coups de rimmel, elle se tourne vers son miroir préféré pour y cueillir son approbation. Comme un coup d’envoi, en quelque sorte.

  Tout va bien, elle peut y aller ! A la cuisine en bas, elle s’enfile encore un petit café. Et même un deuxième! Puis elle endosse une veste, prête à quitter la maison.

Le cabinet n’est pas loin, et les consultations ne commencent qu’à dix heures. Elle est dans les temps.

   Premier réflexe en arrivant, coup d’œil circulaire pour vérifier l’état de propreté du local, et pour repérer le nouveau grand miroir vertical dans lequel les patients pourront désormais juger de  l’état de leur profil et des progrès  qu’ils auront accomplis. Ensuite – hygiène oblige! – elle se presse d’aérer la pièce.

La voici à présent assise à la petite table qui lui sert de bureau où elle rassemble ses dossiers et accueille chaque patient.

La première personne qu’elle va traiter aujourd’hui est une dame  d’un certain âge qui se dit accablée de douleurs dorsales. Une prescription du médecin sera vraisemblablement plus explicite à ce sujet.

Un petit  vent frais la fait frissonner. Elle se lève et va fermer la fenêtre. Belle journée en perspective ! Pourtant… Qu’est-ce qui l’empêche de se laisser gagner par les bienfaits de cette belle lumière ambiante ? Tout va pour le mieux, non ?

Oui. Enfin… il y a toujours cette ombre en arrière-plan. Le départ de Serge ! Ce coup d’éclat qu’elle n’a pas vu venir… Une usure du quotidien qu’elle s’est sans doute efforcé d’ignorer.  C’est pourtant lui qui était venu la chercher après une soirée chez des amis, lui qui s’était obstiné avec des ruses de séduction délicate… Elle avait fini par céder devant son assiduité, confondue par son charme ravageur. Mais l’emballement n’avait duré qu’un temps, un autre désir s’était emparé d’elle : l’envie de parfaire son métier en optant pour une nouvelle approche de la kinésithérapie, la RPG, Revalidation Posturale Globale, une discipline infiniment plus fine et délicate.

Il avait fallu suivre à nouveau des cours en Faculté, se prêter à des stages, en Belgique et à l’étranger. L’éloignement, les absences avaient fini par avoir raison des liens qui les unissaient, Serge et elle.

-Fais gaffe ! lui avait soufflé Catherine, son amie. Tu disparais comme ça, en France et ailleurs, pendant des jours et des jours. Mais, les hommes, tu sais… !

Et son homme, en effet, s’était fatigué. Il l’avait quittée. Un grand vide s’était emparé d’elle. Moins vif, à ce jour,  mais présent malgré tout, même devant un ciel bleu.

Elle sursaute. On vient de sonner à la porte. Dix heures. Oui, c’est sa première patiente ! Vite elle déclenche l’ouvre-porte, rajuste sa tenue.

-Bonjour, Madame ! Entrez, je vous prie… Comment allez-vous ?

 

 

2.

 

    Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas. Le ciel est complètement bouché ce matin. Pas grave, se dit Isabelle, on fera avec ! Elle rassemble donc toute son énergie pour entamer la journée avec optimisme.

Mais, à peine arrivée à son cabinet, il lui faut déjà téléphoner à la patiente prévue pour lui rappeler son rendez-vous ! Une date malheureusement oubliée mais qui coûtera malgré tout à l’étourdie le prix intégral de la prestation. Règlement oblige !

  Une heure plus tard, c’est un ouvrier manœuvre qu’elle se doit de manipuler, un homme aux pieds malodorants. Il n’en peut rien, le pauvre ! Il vient de quitter son chantier en toute hâte et se confond d’ailleurs excuses. Pas grave, ce n’est pas la première fois qu’elle est confrontée à pareil désagrément. Il suffit de déplacer les bottines devant la fenêtre entrebâillée et de les exposer en plein courant d’air. Petits sourires et regards complices, et  l’atmosphère est détendue.

Plus tard encore, c’est un appel téléphonique inattendu qui vient perturber la concentration obligée du travail de massage. Un coup de fil auquel elle ne répond pas tout de suite. Ce n’est qu’à son heure de pause qu’elle finit par prendre connaissance du message : une demande de soins pour un jeune enfant. Quatre ans !

L’humeur d’Isabelle s’assombrit aussi sec. Les soins pour enfants ? Non ! Elle décline! Elle va refuser.

-Allo, Madame ?... Madame Dubois ? Isabelle Parmentier à l’appareil… Vous m’avez laissé un mot sur mon téléphone tout à l’heure…mais, voyez-vous… je pense que je ne pourrai pas…

Ses premiers mots d’explication sont rapidement interrompus par des cris d’enfant, des pleurs et bruits de casse...

Petite interruption donc. S’ensuit alors, quelques minutes plus tard, un échange délicat pour faire comprendre à la maman que la discipline de stretching qu’elle pratique n’est pas adaptable à des troubles d’enfants… Qu’elle s’est spécialisée dans une nouvelle approche de la pathologie musculaire squelettique … Bref… !

L’exercice est périlleux, mais à force de diplomatie et d’arguments qu’elle juge irréfutables, elle finit par convaincre son interlocutrice de faire des recherches sur Internet ou  - pourquoi pas ? – de s’adresser directement à la jeune kinésithérapeute fraîchement installée dans le quartier.

Ouf, elle s’en est bien tirée ! Même si elle n’en est pas plus fière que ça. En tout cas, c’est sans trop de dommages. Et elle se sent confortée dans l’idée de demeurer fidèle à sa décision : ne pas travailler avec des petits bouts qui ne comprennent rien à ce qui leur arrive, qui gigotent sans arrêt, qui rigolent sans raison ou, pire… qui se mettent à pleurer ! Non, elle privilégie cette discipline qui fait appel autant à son savoir-faire personnel qu’à cette maîtrise dont le patient lui-même doit pouvoir faire preuve.

La journée se termine enfin, comme souvent, fatigante et dense.

Et comme à l’accoutumée, après s’être démaquillée le soir, elle se tourne vers son miroir pour le questionner.

Qu’en pense-t-il ?

Mais le miroir reste muet.

Ah, bon! Il n’y a donc plus qu’à gagner le lit.

La nuit pourtant ne sera guère plus sereine…

Des rêves s’invitent. Des cauchemars, même !

Un visage s’impose. Celui d’un enfant.

Il s’approche d’Isabelle, agrippe le bas de sa robe, ses lèvres s’entr’ouvrent…

-Dis, Madame, pourquoi tu ne veux pas de moi… ?

 

 

3

 

   Tout se déroule fort bien aujourd’hui : aucun oubli, pas d’absences, la routine. A noter tout de même : ce soir, elle accueillera un nouveau patient. Un visage et un corps neufs à découvrir.

Pour l’instant, elle en termine avec une dame senior.

-Voilà, Madame, c’est fini pour aujourd’hui. Vous pouvez vous relever. Ça va ? Pas de tournis ?

S’ensuit alors un court moment pour se rhabiller, régler le prix de la consultation, et Isabelle reconduit la dame vers la sortie.

-A la semaine prochaine, n’est-ce pas ?

La porte de la salle d’attente est ouverte, le parient suivant s’est déjà levé, prêt à répondre à l’invitation d’Isabelle à la suivre.

-Bonjour, Monsieur. Prenez place, je vous prie… C’est Monsieur ?... Waterkijn, c’est bien ça ?

-C’est ça, Henri Waterkijn.

-Bien. Je vois que votre médecin vous a prescrit une revalidation posturale. OK ! Mais, expliquez-moi au juste ce qui ne va pas ?

-Eh bien, j’ai souvent mal au dos… Une tendance à me tenir courbé… Et des élancements douloureux dans les muscles des cuisses et des jambes.

-Je vois. Déficit de mobilité. Tension des ligaments. Que faites-vous de vos journées pour en arriver là ? Quel est votre métier ?

-Journaliste. Presse écrite. Il m’arrive de bouger bien sûr, de me déplacer pour des interviews, çà et là. Mais je fais aussi beaucoup de télétravail. Je reste longtemps assis devant mon écran.

-Pas l’idéal évidemment. Mais venez, approchez-vous, on va remédier à ça. Etendez-vous sur la table de travail.

L’homme hésite.

-Euh… Je me déshabille tout de même ?

-Ah oui, bien sûr, bredouille-t-elle avec un sourire confus.

Quelques instants plus tard, il réapparaît en débardeur et boxer. Grand, belle allure, même s’il a du mal à se tenir droit.

-Venez. Allongez-vous sur la table… Bien à l’aise… Mains posées sur les à-plats… Je glisse un petit coussin dans le creux du genou droit mais je vais me concentrer sur votre jambe gauche. Détendez-vous… Mieux que ça !

Le travail commence. Les mains d’Isabelle, posées à plat, se mettent à étirer lentement mais sûrement les muscles qu’elle sent rétifs. Une pression lente qui agit en profondeur depuis l’aine jusqu’à la cheville. .
L’homme, les yeux fixés au plafond, se concentre sur ses sensations, non sans réprimer une petite grimace.

Et le voilà qui sursaute avec un petit cri.

-Quoi, ça fait mal ?

-Oui, un peu… C’est curieux, j’ai mal à l’autre jambe !

-Normal. Mystères du corps humain. Les muscles réagissent en subtile corrélation.

Et les mains d’Isabelle reprennent leur travail en une lente descente le long de la jambe, ce membre d’homme, viril, légèrement velu. Un toucher qui la trouble, semble-t-il. Pourquoi ? Souvenir de ces moments d’intimité avec Serge qu’elle ne partage plus?

Elle jette un rapide coup d’œil au grand miroir mural. Elle rêve ou… ? Ses pommettes sont plus roses que d’habitude.

Cet émoi, maîtrisé bien sûr, mais  risquant pourtant de se reproduire, elle se lance dans un échange de mots courtois :

-Journaliste, dites-vous ?... Quel domaine ? Des vacances en vue ?... Vous faites du sport ?...

La balle lui revient aussitôt :

-Oui, répond-t-elle, je fais de la marche… Beaucoup. En Ardennes… En France aussi … Non, je n’ai pas d’enfant.

Echanges cordiaux, professionnels, quoi !

-Bon, eh bien, je pense que nous allons en rester là pour aujourd’hui. Vous pouvez vous redresser… Doucement. Voilà ! Regardez-vous maintenant, là, dans le miroir. C’est mieux, non ?

-Ah, oui ! Et je me sens mieux. Et je me tiens plus droit.

En renvoyant l’image du profil, le grand miroir a acquiescé. Ils peuvent se quitter rassurés.

 

Et le miroir du soir ?

Que va-t-il dire, lui, alors qu’Isabelle gagne son lit à présent ?

Que pense-t-il de ce trouble inhabituel qui l’a habitée en palpant les membres dénudés d’un bel homme ce matin ?

Rien.

Muet.

A moins que… ?

Non ce ne sont que les rayons flamboyants du coucher de soleil qui viennent l’effleurer.

 

 

4.

 

 

     Belle journée, constate Isabelle en traversant le jardinet devant sa porte d’entrée.

Elle se penche et… pas vrai ?  Les deux petits hortensias le long du chemin sont déjà en train de bourgeonner! Il va falloir être attentive à toute cette verdure censée embellir l’accueil de sa maison.

Aussi, lorsqu’elle arrive au cabinet, elle s’oblige à jeter un coup d’œil rapide dans la salle d’attente. La plante verte aussi, là, dans le coin, elle fait grise mine! Il va falloir l’arroser plus régulièrement, et lui changer son terreau, un de ces jours !

 Sinon, la journée suit son cours habituel, entre patients aux problèmes de santé variés et personnalités plus ou moins attachantes.

Le moment qu’elle préfère est celui qu’elle partage depuis peu avec ce journaliste avec lequel elle peut avoir des échanges intéressants, des propos à bâtons rompus, et parfois des questions personnelles.

-Il fait meilleur aujourd’hui, entame-t-elle en l’invitant à  s’allonger sur la table de travail.

-Oui, il y a de la lumière. On a davantage le cœur à l’ouvrage…

-C’est vrai. Pour faire quoi, par exemple ? Qu’est-ce qui vous occupe en journée, si je ne suis pas indiscrète ?

-Oh, des tas de choses, des articles à écrire… des recherches à effectuer pour étayer les critiques à fournir au journal.

-Des critiques ? Quel genre? renchérit-elle tout en glissant un coussinet au creux du genou.

-Des compte-rendu de romans… Il y a beaucoup de boulot par moments…En automne par exemple, lorsque sont décernés tous les prix , Nobel, et  autres… En ce moment je planche sur Boxho. Vous savez, cet auteur belge qui fait une sortie fracassante.

-Oui, j’en ai entendu parler. Un médecin légiste, c’est ça ?

-Oui, gros succès de librairie !

-Il paraît, oui.

-Et vous, quels sont vos livres préférés…?

-Je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps pour lire. Je penche davantage pour le cinéma. J’ai vu « Le Comte de Monte Christo » récemment. J’ai beaucoup aimé. Et vous, vous avez vu ?-

-Oui, oui, très bien. L’acteur principal est remarquable. Même si le film n’est pas fidèle à la vérité historique. Mais bon, pas grave.

-Et sinon, vous, question mobilité ?  Où en êtes-vous ? enchaîne-t-elle en s’attelant à un massage en profondeur.

-Quelle mobilité? De quoi voulez-vous parler ?

-Vous vous êtes procuré un pédalier, comme je vous l’avais conseillé ?

-Quoi, vous revenez avec ce pensum, cette punition ? Non mais, vous me voyez pédaler dans le vide ?

-Oui, pourquoi pas ? Pour joindre l’utile à l’agréable… Il est tout à fait possible de lire et même d’écrire tout en pédalant. Ce serait tout bénéfice pour vos muscles, croyez-moi!

-Ah non, s’insurge-t-il, je préfère sortir, me promener dehors !

-Oui, bien sûr mais…

-Promenade, vous dites ? Eh bien, je vous prends au mot ! Je vous invite… Que dis-je, je vous inflige une promenade de santé… avec moi !

-Quoi, avec vous?

-Oui ! Tenez, je vous  suggère une balade.

-Vous croyez que j’en ai le temps ?

-Mais oui ! Pas loin d’ici ! Le long de la Drève de Lorraine, par exemple, j’ai repéré un chouette petit chemin de traverse…

Drève de Lorraine ?

Les doigts le long de la cuisse se sont soudain crispés, l’homme sursaute avec un grincement de dents. Une vision d’effroi vient de traverser l’esprit d’Isabelle.

Une image a surgi. Elle se revoit au volant de sa voiture, il y a quelques mois, en route vers Waterloo. Tout va bien, cool… lorsque de manière totalement imprévisible un enfant quitte la piste cyclable et déboule à vélo en travers de la chaussée. Coup de frein brutal, crissements de pneus, hurlements, sueurs… !

Plus de peur que de mal, heureusement. Si ce n’est que le vélo est tordu, le moutard a des  bosses,  des égratignures, et qu’il pleurniche, submergé de remontrances et de tendres câlins de la  mami qui l’accompagnait.

Drève de Lorraine ? Non, vraiment, la forêt de Soignes est suffisamment vaste pour ne pas aller se balader dans ce coin-là !

La séance avec Waterkijn s’achève, sans tarder cette fois, avec échange de sourires sceptiques.

-A la semaine prochaine, Monsieur Waterkijn !

 

Et le miroir, ce soir, qu’en pense-t-il?

Que dit-il ?

Rien.

Mais, qui ne dit mot consent, n’est-ce pas ?

 

 

5.

 

 

     Au loin derrière les arbres, on voit le ciel se teinter légèrement de bleu. Beau dimanche en perspective, les oiseaux battent déjà joyeusement des ailes !

Mais elle, Isabelle, d’où lui vient cette langueur inhabituelle, ce refus de se lever avec énergie comme elle le fait si bien d’habitude? Oui bien sûr, il y a ce poids dans sa poitrine, ce besoin irrépressible de tousser. Elle a aboyé une bonne partie de la nuit, prémices d’une atteinte des bronches sans doute. Il faudra recourir sans tarder à un sirop qui la libèrera de son oppression.

Mais, un médicament suffira-t-il à la soulager ? Pas sûr ! Il doit  y avoir autre chose… Soupir ! Une présence d’homme lui  manque bien sûr toujours, celle de Serge. Ou bien, serait-ce une séquelle de ce trouble qu’elle a ressenti  dans son cabinet, il y a deux jours, en traitant son patient?  Ce doit être ça, oui !  Elle était en train de masser consciencieusement la jambe de Waterkijn, quand ce beau grand l’a taquinée en lui suggérant - en lui imposant, même - une balade à deux dans la forêt de Soignes ! Flatteur de sa part,  mais un peu hardi  tout de même ! Ce qui l’a fait réagir surtout, c’est l’endroit où il disait vouloir l’emmener… Pas n’importe où ! A peu de choses près, à l’endroit où, il y a quelques mois, elle a failli écraser un enfant. Un moutard inconscient du danger qu’il encourait et qui a traversé la chaussée brusquement.

« Voilà, se conforte-t-elle en ramenant résolument la couette sous son menton, c’est ça qui me reste encore toujours sur l’estomac! »…

Rassurée, elle se tourne sur le côté, ferme les yeux, et laisse ses pensées s’envoler, remonter dans le temps… Loin, très loin. Jusqu’au temps d’école… Et là, une autre image se dessine, floue mais insistante...

Elle se revoit  en voyage scolaire, quelque part sur une route des Ardennes, vers Saint Hubert sans doute. Elle est assise au fond du car à côté d’Alice, sa copine. Elles papotent, elles rigolent à qui mieux mieux. Après avoir roulé quelque temps, l’autocariste ralentit, un petit plein d’essence semble devoir s’imposer. Question aussi de permettre à cette jeunesse de faire un break et d’aller se soulager aux toilettes. Alors n’est-ce pas, ça saute du car, ça se précipite vers l’épicerie de la pompe pour y grapiller une friandise, et même pour gambader un peu plus loin sous les sapins. Normal hein, à cet âge on aime bouger! Au bout d’un temps, l’institutrice bat le rappel, il s’agit de regagner son siège maintenant! Mais Alice tarde, elle s’est aventurée un peu loin. Isabelle piétine, l’appelle, encore et encore, à grand renfort de gestes.

-Ah, la voilà, soupire-t-elle ! Allez, Alice ! Dépêche, on part !

La gamine accélère sa course, se précipite vers le car  mais sans se rendre compte qu’une voiture vient de démarrer et quitte son emplacement de parking à reculons. Trop tard ! C’est le choc, des cris, du sang, l’accident !

   Isabelle s’émeut. Dans sa tête à présent, les images sont vives. Elle se souvient du sursaut qu’elle a eu sur le coup, avec sa respiration bloquée, le cœur qui va s’arrêter, un poids qui l’étouffe.

Ce même poids qu’elle mettra longtemps à oublier. Cette même étreinte qui s’est emparée d’elle, lorsqu’un gamin étourdi est venu se jeter devant les roues de sa voiture en forêt de Soignes…  Et ce poids qui l’a envahie cette semaine encore, lorsque Waterkijn lui a suggéré une balade sur les mêmes lieux !

   Une idée neuve fait son chemin dans la tête d’Isabelle. Une idée ? Non, un sentiment obsessionnel : Et si c’était ça, tous ces heurts, ces émotions récurrentes au fil des années qui l’auraient braquée face aux enfants ? Jeunes enfants.

  L’heure tourne. Il est temps de sortir du lit maintenant et de gagner la salle de bain.

Le miroir, lui, est-ce qu’il comprend tous ces souvenirs? Il compatit ?

Non, évidemment.

Egoïste ! Il se contente de lui renvoyer l’image d’un visage fiévreux.

 

 

6.

 

     Comme son cher miroir ne cesse de lui renvoyer une mine défaite, Isabelle s’est résignée à faire un saut à la pharmacie pour acheter du sirop pour la toux. Alors qu’elle s’apprête à quitter la caisse, elle se ravise et rappelle la patronne :

-Euh, dites-moi… Pour apaiser le stress, soutenir l’humeur, vous conseillez quoi ?

La pharmacienne se fend alors d’une énumération détaillée de toutes les vitamines adéquates. Mais devant l’air dubitatif de la cliente, elle finit par suggérer :

-Zafranax, peut-être... ? Ou alors, du Lysanxia.

 

   Lysanxia s’est avéré parfait ! Ses propriétés anxiolytiques ont eu un effet immédiat. Trois petites gouttes sur la langue le matin et Isabelle se sent beaucoup mieux. Il le faut absolument. Car c’est « Le » jour. Le jour de la séance de Waterkijn !

Il est déjà là d’ailleurs, ponctuel, souriant, charmeur, et prêt en boxer pour sa séance de revalidation.

-Comment allez-vous ? entame-t-elle en l’invitant à prendre place sur la table de travail.

Mais, à peine s’est-il allongé, que l’homme frissonne.

-Ah, oui, le temps s’est fraîchi, confirme-t-elle. Attendez, on va remédier à ça.

Petit clic sur un interrupteur, et la planche est aussitôt parcourue d’un agréable flux de chaleur.

-Ah, c’est mieux ! Et rapide avec ça ! Merci.

Elle se prépare alors à le masser : un coussinet est glissé au creux du genou droit, et ses mains prudentes mais fermes commencent à manipuler les articulations et muscles de la jambe gauche.

-Et vous, comment allez-vous ? l’interroge-t-il à brûle pourpoint.

-Très bien, merci.

-Vraiment bien ?

Si le ton de la question lui a paru légèrement appuyé, elle renvoie néanmoins la balle avec un brin de hauteur.

-Oui, pourquoi ?

-Il m’a semblé que vous étiez un peu tendue l’autre jour.

La réplique est inattendue mais elle ne désarme pas :

-Ah bon, qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

-Eh bien, vous avez réagi un peu brusquement lorsque je vous ai parlé d’une balade.

Nouvelle échappatoire d’Isabelle :

-Vraiment ? Je ne vois pas de quoi vous parlez.

-Moi, je vois. Et je sais !

Le sourire satisfait qui vient de lui être décoché n’empêche pas Isabelle de continuer à pétrir la jambe de son patient avec sérénité.

-Je crois même savoir pourquoi vous êtes réticente à vous aventurer en forêt.

-Ah oui, et pourquoi ? rétorque-t-elle avec une pointe d’ironie cette fois, convaincue qu’il vaut mieux entrer dans le jeu qu’il lui impose.

-Eh bien, figurez-vous que c’est mon voisin de palier - un sacré petit étourdit, celui-là ! - qui a percuté votre voiture dans la drève de Lorraine, il y a quelques mois. Le hasard fait parfois curieusement les choses, j’ai été  indirectement témoin de l’événement. On en a assez bien parlé dans le bâtiment. Et, voyez-vous, c’est un des locataires du bâtiment qui s’est proposé d’aider la maman à remplir les papiers d’assurances. Si, croyez-moi, c’est ainsi que j’ai beaucoup entendu parler - photos à l’appui ! - d’une certaine Parmentier, kiné en l’occurrence, qui avait été bouleversée par ce qui venait de lui arriver !

A l’écoute de ce qu’il vient de révéler, Isabelle s’est redressée, massages en suspens, les yeux écarquillés.

-Le monde est petit n’est-ce pas ? conclut-il avec un sourire triomphant.

Pas d’autre issue pour elle cette fois, que de rendre les armes avec un sourire confus, complice.

 

Elle en sourit encore chez elle le soir.

Le monde est petit en effet, marmonne-t-elle.

Et toi, Waterkijn, t’es culotté ! Même si t’as de belles jambes, tu sais !

 

 

7.

 

     Quoi de neuf ce matin, cher miroir ? questionne Isabelle.

Elle espère toujours qu’il lui racontera quelque chose, comme il le faisait croit-elle, lorsqu’il était accroché au mur de sa maman. Mais non, rien.

 Si ce n’est quelques rayons de soleil qu’il lui renvoie en même temps que l’image d’un visage détendu.

Bah, oui ! Oubliés les émois provoqués par les questions insistantes de Waterkijn !

Elle s’interroge surtout sur cette surprise qu’elle a eue il y a quelques jours lorsqu’elle a découvert une jolie rose délicatement accrochée, non pas à la porte de son cabinet, mais chez elle, à son domicile ! Sans signature, sans un mot. Une petite touche de lumière qui éclairait l’entrée de sa maison. Une manière discrète de se manifester, de se rappeler à son souvenir? Waterkijn ? Non, pas ça tout de même ! Pas lui !

Pas son genre.

 

   La voici à présent penchée sur son planning. Au programme : deux ou trois mamies en mal de rhumatismes… une jeune fille handicapée après une mauvaise chute dans l’escalier… une maman à soutenir après relevailles de maternité et, en fin de journée… Ah oui, Waterkijn !

Clap de fin pour Monsieur, d’ailleurs !

 L’après-midi touche à sa fin et il arrive, tout sourire, prêt à se prêter aux soins habituels.

-Tout va toujours bien, Monsieur Waterkijn ? Je vois que vois que votre silhouette est impeccable.

-Oui, oui, ricane-t-il. J’ai retrouvé… non pas ma jeunesse, mais ma mobilité d’antan ! Plus jamais de raideurs dans le dos !

-Parfait. C’était le but, n’est-ce pas ?

-Of course !

-Ok. Vous savez que c’est votre dernière séance aujourd’hui ?

-Ah bon ?

-Oui. Nous sommes arrivés au terme de ce qui a été prescrit par votre médecin.

-Déjà ! Je ne me rendais pas compte…

Décontenancé mais docile, il s’allonge alors sur la table de travail. Sans défense somme toute, avec pour seule échappatoire son regard qui file vers le plafond.

Le travail commence. Isabelle se penche vers lui, vers ce beau corps à moitié dénudé, pour y apposer ses mains expertes et pudiquement fouisseuses.

Et comme de coutume, pour alléger l’ambiance, elle lance une première perche :

-Bientôt les vacances, n’est-ce pas ? Vous avez des projets ?

-Euh… Oui, mais pas encore bien précis… Donc, vous dites que c’est notre dernière séance ?

-En effet.

Il s’est raidi.

-Eh, attention! Laissez-vous aller ! Pas de crispation, là, dans la cuisse…

Le geste est inattendu. Il s’est subitement relevé, le bras tendu pour saisir la main d’Isabelle en la fixant du regard.

L’échange est intense et troublant. Mais elle ne bouge pas.

Non, pas ça ! Pas ce genre de familiarités. Pas de tentative de séduction en plein travail, même si cette manière de faire est chose très courante dans le métier.

Elle décide alors de conclure.

-Voilà, je pense que nous allons en rester là, Monsieur Waterkijn.

-Vous croyez ? Et si je me casse une jambe ? appui-t-il, narquois.

-Ce serait avec plaisir, s’esquive-t-elle, mais les fractures, ça ne correspond pas vraiment à mes compétences.

-Que puis-je vous proposer alors ? Une promenade?… Ah non, pas votre truc, ça ! Quoi d’autre ? Un drink au café du coin ?

Elle se fend alors d’un large sourire.

-Tenez, Monsieur Waterkijn, voici les documents pour votre mutuelle. Et surtout, prenez soin de vous !

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    Miroir, mon beau miroir…   1             La mise en route du matin est un vrai rituel, pour Isabelle. Après avoir pris sa douc...